Dans un pays donné, mélangez un public conformiste et naïf avec une pincée d’experts spécialisés à outrance, et des média incompétents* ; remuez bien. Quand le mélange arrive à ébullition, ajoutez quelques menteurs professionnels, et une poignée de prophètes de l’apocalypse. Laissez sur le feu pendant quelques décennies en saupoudrant régulièrement d’études scientifiques contradictoires et truffées de termes à rallonge incompréhensibles. Faites refroidir à température ambiante : vous obtenez une nation où, 9 fois sur 10, le fantasme l’emporte sur la raison.
* Voir par exemple : François Ruffin (2003), Les Petits Soldats du journalisme, Les Arènes, Paris.
Dans le cas des plantes toxiques, le délire est aujourd’hui complet : le terme « toxique » est utilisé sans discernement, souvent sans être clairement défini ; des espèces sont confondues les unes avec les autres ; extraits chimiques et plantes sont considérés comme équivalents, etc. A ce titre, on pourrait sans doute dire que la connaissance que le public a des plantes sauvages (en particulier toxiques) est proche de celle que nombre d’entre nous avons de la cosmochimie (l’étude des substances chimiques présentes dans le système solaire).
La grande ciguë, Conium maculatum, cristallise la peur des plantes sauvages toxiques. Elle est à tort appelée "la" ciguë : il y a pourtant au moins 4 espèces différentes de plantes qui sont appelées "ciguë"...
PLAN DE L’ARTICLE
Plantes toxiques : mise en perspective_
Toxicité : un terme à utiliser avec précision
Prochains stages sur le terrain
Plantes toxiques : mise en persective
Les plantes toxiques dans la nature sauvage
Les travaux récents de Flora Europaea* ont répertorié quelques 10 à 12 000 espèces de plantes spontanées en Europe occidentale (de la façade Atlantique jusqu’à la frontière avec la Russie, voire jusqu’à l’Oural).
F. Couplan, dans son Régal Végétal*, liste environ 1600 espèces comestibles. Ses travaux tendent donc à prouver que 10 à 12 % de la flore spontanée d’Europe de l’Ouest est constituée de végétaux comestibles. Le même auteur, dans ses Belles vénéneuses*, liste à peu près 200 espèces toxiques, soit moins de 2% de la flore de notre continent.
*Voir bibliographie
Les plantes toxiques dans les jardins, maisons et appartements
Durant les cours du Collège Pratique d'Ethnobotanique, nous (les élèves) avons appris que 20 % des plantes cultivées dans nos jardins seraient toxiques, ainsi que 80% des plantes d’appartements. Il est donc possible d’avoir peur des plantes toxiques venues de l’extérieur, tout en s’entourant de spécimen dangereux chez soi !
L’exemple du muguet, Convallaria majalis
Autrefois locataire chez la famille des Liliacées, le bail du genre Convallaria n’a hélas pas été renouvelé. Forcés de déménager, les muguets sont désormais hébergés par les Asparagacées.
Cela n’a pas ému les français, qui continuent à vendre la plante (Convallaria majalis) pour le 1er mai : intéressant quand on sait qu’elle fait partie des 20 espèces les plus vénéneuses de notre flore. Le muguet contient effectivement des hétérosides cardiotoxiques très virulents, dont la convallamarine, la convallarine et la convallatoxine. H. Leclerc (1922, rééd. 1983, p.341) déclarait au sujet de cette dernière qu’elle serait « le glucoside cardiaque le plus puissant. A la dose de 1/500 000 à 1/1 000 000, il détermine un arrêt systolique du cœur de la grenouille, réversible par lavage, et tue le chat par voie veineuse à la dose de 0,077 mg par kilogramme (K. Fromher et A. Welsch). »
Les amateurs de cueillette devront absolument apprendre à reconnaître le muguet avec précision, y compris dans la nature où il fréquente parfois les mêmes habitats (sous-bois humides) que l'ail des ours, Allium ursinum, une plante sauvage comestible très appréciée... (Cela n'arrêtera pas les amateurs de rösti à l'ail des ours...). Un article de Caroline « Calendula » traite des différentes méthodes pour différencier l’ail des ours des plantes vénéneuses avec lesquelles il peut être confondu. Je vous en recommande une lecture attentive : cliquer ici pour y accéder.
A gauche : muguet, Convallaria majalis ; à droite : ail des ours, Allium ursinum.
L’exemple de l’if, Taxus baccata
L’if (Taxus baccata) a pour l’instant été épargné par le tsunami phylogénétique qui a dévasté les littoraux de la classification botanique scientifique. Rangé dans la famille des Taxacées, il a pour l'instant le privilège de conserver son statut taxonomique.
Peut-être est-ce une preuve que l’adage Si vis pacem, para bellum (« Si tu veux la paix, prépare la guerre. ») n’est pas totalement inutile ? On peut en effet se demander si l’histoire des usages guerriers de l’if*, ou la grande toxicité de toutes ses parties (hormis l’arille rouge qui entoure sa graine) ont dissuadé les généticiens et les botanistes de tirer la barbichette de ce vieux lion végétal... Le hasard est une autre explication possible, mais moins amusante.
*Taxus, de l’indo-européen tecs, travailler habilement : le bois de l’arbre est un des matériaux les plus prisés par les manufacteurs d’arcs.
Or, malgré la renommée de sa toxicité, ce bel arbre est lui aussi fréquemment utilisé comme plante d'ornement, en particulier dans les parcs et les jardins publics*. Ce ne sont donc pas simplement les jardins des particuliers, mais aussi les espaces publics où sont régulièrement plantés des végétaux vénéneux !
*Dans la nature, cet arbre à l'écorce rougeâtre et aux aiguilles molles (d'un vert jaunâtre en dessous) ne se retrouve guère que « dans les régions montagneuses calcaires, entre 250 et 1600 m. » (P.-V. Fournier, 1947, rééd. 2010, p. 518).
L’if doit sa toxicité à un alcaloïde, la taxine, « un poison du cœur et du système nerveux, un anesthésique narcotique qui tue par paralysie du cœur et par asphyxie. » (Id, p. 519). Avant de cueillir des rameaux de conifères, je vous recommande donc vivement la lecutre du Cahier n°3 de l’Aventure Au Coin Du Bois, qui comporte un article sur les différents caractères permettant de différencier l’if des Conifères comestibles de nos régions (sapins, pins, genévrier, douglas).
A gauche : if, Taxus baccata ; à droite : sapin, Abies sp.
Toxicité : un terme à utiliser avec prudence
George Carlin, humoriste américain, a un jour déclaré au sujet du mot « natural » (=naturel) :
« The word "natural" is completely meaningless. Everything is natural. Nature includes everything, it’s not just trees and flowers.” (from “40 years of comedy”.)
(En français : “ Le mot “ naturel ” n’a aucun sens. Tout est naturel. Tout fait partie de la nature, pas juste les arbres et les fleurs.”)
A ce titre, le mot « toxicité » est semblable au mot « naturel ». Paracelse (1493 – 1541), médecin et alchimiste suisse créateur de la doctrine des Signatures, déclarait d’ailleurs que :
« Alle Dinge sind Gift, und nichts ist ohne Gift ; allein die Dosis machts, daß ein Ding kein Gift sei. »( = « Toutes les choses sont poisons, et rien n’est sans poison ; seule la dose détermine ce qui n’est pas un poison. »)
Les plantes toxiques forment donc, comme les substances nocives en général, un groupe hétérogène où l'enfer est dans les détails. Quelle partie d'un végétal donné est responsable d'une intoxication ? Où poussait la plante ? A quelle stade de maturité était-elle au moment de la cueillette ? (La tomate par exemple, fruit de Solanum lycopersicum, est toxique tant qu'elle est encore verte...) A quelle saison a t-elle été récoltée ? En quelle quantité ? Pendant combien de temps et à quelle fréquence a t-elle été consommée ? Par qui : des individus en pleine santé, ou des personnes présentant des pathologies déjà existantes ? Toutes ces questions sont à prendre en compte lorsque l'on aborde le sujet des poisons végétaux...
En France métropolitaine, seule une minorité de nos végétaux vénéneux se montrent mortels à faible dose pour un adulte en bonne santé : on estime entre 60 et 80 le nombre de ces espèces létales présentes sur notre territoire. On peut donc apprendre à toutes les reconnaître en un an et demi à raison d’une plante par semaine…
De plus, la dangerosité des plantes est trop souvent confondue avec celles des principes actifs extraites des plantes : la coca (Erythroxylum coca) par exemple ne contient à l'état naturel que très peu de cocaïne dans ses feuilles, dont la consommation est traditionnelle chez les Indiens des Andes Sud-américaines. Mâcher des feuilles de coca et prendre un rail de cocaïne sont deux expériences très différentes (sans compter que la consommation de cocaïne ou de feuilles de coca est illégale dans notre pays).
Enfin, il est ironique de constater que l'homme moderne a peur des végétaux vénéneux alors que notre espèce est de loin la plus dangereuse de toutes les formes de vie qui foulent, végètent, nagent ou volent de par le globe : aucune espèce à part Homo sapiens n'a pour l'instant eu l'idée de créer des armes de destruction capables de détruire (ou de rendre quasiment inhabitables) une grande partie des terres émergées du globe, et ce en quelques minutes...
Bibliographie
F. Couplan (1988, rééd. 2009), Le Régal Végétal, Sang de la Terre, Paris.
F. Couplan (1990), Les Belles Vénéneuses, Equilibres, Condé-sur-Noireau.
P.-V. Fournier (1947, rééd. 2010), Dictionnaire des plantes médicinales & vénéneuses de France, Omnibus, Paris.
H. Leclerc (1922, rééd. 1983), Précis de phytothérapie, Masson, Paris.
T.G. Tutin et al. (2001), Flora Europaea, Cambridge University Press, UK (5 vol.+ CD).
A propos de l'auteur
Le texte et les photos de cet article sont de Christophe (Genévrier) Monplaisir, relu par Lucie Benoit et Caroline "Calendula". Un des co-auteurs du Petit Traité Rustica des plantes sauvages comestibles, diplômé du Collège Pratique d'Ethnobotanique, intervenant à Bordeaux Sciences Agro, Christophe est aussi élève à la Tracker School de Tom Brown, dans le New-Jersey ; il organise en France des stages pratiques sur la cuisine des plantes sauvages, et des animations sur mesure pour découvrir les techniques de vie primitives. Il vit une partie de l'année chez les indiens Navajos en Arizona.
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