« Alors me revient en mémoire ce que peu auparavant m’avait dit Alfred Métraux : « Pour pouvoir étudier une société primitive, il faut qu’elle soit déjà un peu pourrie. » Or, j’avais devant moi, du moins avec les Iroïangi, une société encore verte, si l’on peut dire, bien que les circonstances eussent contraints la tribu à accepter de vivre dans un espace « occidental » […]. A peine effleurés, à peine contaminés par l’air mortel qu’est pour les Indiens celui de notre civilisation, les Aché y conservaient la fraîcheur encore quiète de leur vie dans la forêt ; provisoire liberté, qui se survivait sans doute, mais qui pour le moment n’exigeait rien d’autre, n’était flétrie d’aucune blessure par où eût pénétré l’insidieuse et rapide décomposition de leur culture. La société des Aché Iroïangi n’était donc pas pourrie, sa bonne santé l’empêchait d’inaugurer avec moi, avec un autre monde, le discours de sa décadence. Et pour cela, d’un même mouvement, les Aché recevaient les cadeaux qu’ils ne réclamaient pas, ils refusaient les essais de dialogue parce qu’ils étaient assez forts pour n’en avoir pas besoin : nous commencerions à parler lorsqu’ils seraient malades. » (p.76-77)

 

-   P. Clastres (1972), Chronique des Indiens Guayaki, Plon (collection Terre Humaine), Paris, 311 pages.

 

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1963 : Pierre Clastres, ancien étudiant en faculté de philosophie, obtient grâce à Alfred Métraux (1902-1963) un poste d’ethnologue au Paraguay. Le but de l’expédition est simple : réaliser une enquête ethnographique sur les Aché Guayaki, une tribu de chasseurs-cueilleurs nomades des forêts tropicales du Paraguay.

 

Pendant un an, Clastres vit parmi les Indiens. Il note rigoureusement tout ce qu’il voit : patiemment et avec une très grande discrétion, il assiste à des expéditions de chasse ou de cueillette ; il écoute les discussions du soir autour des feus de camp, et tente de comprendre la cosmogonie des Aché.

 

Comment ces sauvages expliquent-ils le mystère de l’existence humaine ? Pourquoi leur groupe tolère-t-il la présence d’un chef en son sein, alors même que ce dernier est privé de tout pouvoir coercitif par les règles fondamentales de la vie communautaire ? L’ethnologue français n’a d’autre choix que de déployer toutes ses facultés d’observation et d'analyse afin d’entreprendre l’exploration de la société des Indiens, aussi complexe que le milieu dans lequel ses membres évoluent. Les notes prises par le futur auteur parisien deviennent rapidement aussi contrastées que le jeu des ombres et de la lumière dans la forêt paraguayenne.

 

D’abord frappé seulement par la nudité des Indiens, Clastres finit par percevoir, entre leur société et la nôtre, des différences qu’il qualifie une fois revenu en France d'« irréductibles » et « absolues ».

 

Neuf années s’écoulent durant lesquelles l’ethnologue médite sur les réflexions qu’ont suscitées en lui cet autre monde et ces autres hommes. Petit à petit, la Chronique des Indiens Guayaki se révèle à l’écrivain parisien : la rigueur de sa pensée y rencontre la poésie tragique de l’histoire des Aché, tandis que la force de la nature du Paraguay y épouse la fragilité des sociétés humaines.

 

Chronique des Indiens Guayaki est aujourd’hui considéré comme un incontournable de la littérature anthropologique française, et l’on se souvient de son auteur comme l’un des plus grands ethnographes de notre pays.

 

 

À propos de l’auteur :

Pierre Clastres est né en 1934 à Paris. Il étudie d’abord la philosophie puis se tourne vers l’ethnologie après avoir découvert les travaux (notamment) de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) et d’Alfred Métraux (1902-1963). Avec l’aide de Métraux, il commence sa carrière d’ethnographe en Amérique latine.

 

En 1972, il publie sa Chronique des indiens Guayaki. En 1974, ses désaccords intellectuels avec Lévi-Strauss deviennent trop profonds, et il décide de quitter le Laboratoire d’anthropologie sociale fondé par ce dernier. Cette même année, il publie son ouvrage le plus connu : La société contre l’état, où il expose en détail ses théories d’anthropologie politique. L’année suivante (en 1975), il devient directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Études.

 

Il meurt en 1977. Son épouse, Hélène Clastres, est elle aussi anthropologue ; elle est l’auteure de La Terre sans mal : le prophétisme tupi-guarani, publié par Seuil éditions, en 1975.

 

"Je tenais là, tout simplement, la nature essentielle du pouvoir politique chez les Indiens, la relation réelle entre la tribu et son chef. En tant que leader des Aché, Jyvukugi devait parler, c'était cela qu'ils attendaient de lui et c'est à cette attente qu'il répondait en allant, de tapy en tapy, "informer" les gens. Pour la première fois, je pouvais observer directement, car elle fonctionnait, transparente, sous mes yeux, l'institution politique des Indiens. Un chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit ; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs. Les Guayaki, voués à la même philosophie politique "sauvage", séparaient radicalement le pouvoir et la violence : pour prouver qu'il était digne d'être chef, Jyvukugi devait démontrer qu'à la différence du Paraguayen il n'exerçait pas son autorité moyennant la coercition, mais qu'au contraire il la déployait dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans l'élément du discours, dans la parole."

- P. Clastres (1972), p. 84-85.

 

Intéressés par l'anthropologie ?

 

Consultez dès maintenant d'autres présentations d'ouvrage de la collection Terre Humaine :

- Les Veines ouvertes de l'Amérique Latine d'Eduardo Galeano (1981) ;

- Ishi de Theodora Kroeber (1968) ;

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Texte et photo de Christophe Monplaisir, relu par Lucie Benoit.

 

Christophe Monplaisir (Genévrier) est membre fondateur du collectif l'Aventure Au Coin Du Bois. Il participe à la relecture et à l'écriture des Cahiers Pratiques & Sauvages, et est un des co-auteurs du Petit Traité Rustica des plantes sauvages comestibles. Il étudie l'ethnobotanique à l'université Lille 2.